Christof Migone
27 novembre 2017
Cet article fait partie de Perspectives: une série de réflexions en ligne de la communauté des arts médiatiques au Canada, créée avec le soutien du Conseil des arts du Canada.
En 2016-2017, l’AAMI a organisé une série de rencontres sur deux jours pour le secteur canadien des arts médiatiques, portant respectivement sur l’art sonore, le film analogique et la stratégie numérique. Chaque rencontre a eu lieu dans une ville différente au Canada, ce qui a servit à échanger des points de vue et renforcer les liens au sein de ces collectivités de grande envergure, tout en offrant un espace important pour des discussions ciblées sur les enjeux pressants auxquels chaque secteur est confronté. Avec l’idée de poursuivre les discussions dans un format public, l’AAMI a commandé des réflexions écrites à plusieurs auteurs sur un sujet de leur choix en rapport avec les discussions tenues.
Cette réflexion de Christof Migone s’inscrit dans la foulée du Colloque d’art sonore qui s’est déroulé du 10 au 11 novembre à Toronto, en Ontario.
[metaslider id=3796]M’entendez-vous ? Peut-on les entendre ? Peuvent-ils nous entendre ? Pouvez-vous vous entendre ? Pouvez-vous nous entendre ? Peuvent-ils m’entendre ? Les entendez-vous ? Peuvent-ils t’entendre ? Puis-je t’entendre ? Peuvent-ils s’entendre ? Puis-je m’entendre moi-même ? Je peux les entendre ? Pouvons-nous nous entendre ?
Discutable – Discuté – Discussion
Comment concilier la nécessité absolue de ces rassemblements avec le fait que la plupart du temps, ils n’aboutissent à rien de concret, pas d’effet durable, pas d’effort collectif, pas de projet propulsif ?
Ou faut-il simplement reconnaître que la véritable utilité de ces rencontres n’est pas l’objectif déclaré, mais plutôt les conversations tangentielles au cours d’un repas, d’un verre ou d’un café ?
La socialité de l’événement telle que décrite ci-dessus est-elle assimilable à un monde d’affects, comme le formule Lauren Berlant : « Des mondes auxquels les gens sont attachés, lorsqu’ils le sont, par des projections affectives d’un intérêt commun constamment négocié[1] » ?
Les conditions de la possibilité d’une négociation doivent-elles être le partage de principes fondamentaux ou peuvent-elles simplement être des paramètres de base, comme un moment et un lieu ?
Que se passe-t-il quand ce que nous pensions avoir en commun se dissipe au fur et à mesure que nous passons du temps ensemble ?
Une pléthore de différences peut-elle être exploitée comme un attribut des futures alliances plutôt qu’un obstacle ?
Les différences peuvent-elles être fusionnées mais non subsumées ?
Dans quelle mesure la prise en compte de la dimension sonore du social diffère-t-elle du but implicite de la musique – dans sa définition au sens large ?
L’expansion d’une discipline conduit-elle à une généralité amorphe au détriment d’une spécificité incisive ?
Si l’expression « art sonore » est aussi absurde que celle d’« art du métal », comme l’a affirmé Max Neuhaus, alors pourquoi existe-t-elle encore, comment est-elle devenue le terme utilisé par défaut ? Doit-on l’accepter ou la déconstruire[2] ?
Une approche centrée sur le médium convient-elle à notre époque ou bien est-elle rétrograde et révélatrice d’une tendance réductrice et réparatrice dans notre processus de réflexion ?
Une approche centrée sur le médium n’est-elle productive que dans les cas où il faut en faire l’apologie ? Dans l’affirmative, qui a le temps de se consacrer au travail considérable (et en grande partie ingrat) qu’exige cette tâche ?
Si les plaintes mènent – après une consultation approfondie – à une liste de revendications qui sont ensuite soumises aux pouvoirs en place, tout le processus ne confirme-t-il pas notre assujettissement ? Ou cet aiguillage fait-il partie intégrante du travail que suppose la recherche d’une répartition plus équitable des ressources ?
Le plaidoyer auprès des bailleurs de fonds est-il le seul point commun et, même dans ce cas, les divergences entre les forces en présences sont-elles trop disparates ?
Comment prendre l’esprit de la deuxième partie sur la reconnaissance du territoire d’Emmanuel Madan, celle qui dit essentiellement qu’il reste encore beaucoup de travail à faire, et l’appliquer concrètement, la rendre tangible, l’intégrer dans les objectifs de cette rencontre ?
Dans quelle mesure un rassemblement d’art sonore devrait-il exiger plus d’écoute que de parole ?
Dans quelle mesure une prédisposition à l’écoute et une réticence concomitante à parler accomplissent-elles plus à long terme qu’une initiative ou une résolution plus immédiate ?
Souscrivons-nous à l’affirmation d’Ultra-red selon laquelle l’écoute intentionnelle peut « soutenir l’organisation politique sur le long terme[3] » ?
Sommes-nous capables de reconnaître les moments où la parole est une nécessité, lorsqu’elle est imprégnée d’urgence, et qu’elle est provoquée et fondée par une exclusion endémique antérieure du discours ?
Pouvons-nous accepter que la parole est parfois le résultat d’un enthousiasme sincère, peut-être bien intentionné, mais qui manque de conscience de soi ?
Pouvons-nous chacun.e prendre de l’espace dans un lieu partagé ?
Pouvons-nous mutuellement nous accorder un peu de temps ?
L’idéalisme et l’utopisme sont-ils des stratégies assorties d’une quelconque force rédemptrice sur le terrain face aux rationalisations imposées par les institutions qui donnent des réponses pratiques et exigent des résultats quantifiables ?
Pouvons-nous expliquer le fait qu’une proportion importante des personnes présentes ont vécu dans plus d’une ville, plus d’une province, plus que ce pays, et utilisent à notre avantage ce flou local/régional/national/international ?
Pouvons-nous nous unir autour du fait que nous manquons de cohésion ?
Pouvons-nous célébrer nos réalisations mutuelles sans faire preuve de cette jalousie exacerbée par la précarité et l’austérité ?
Comment tenir compte des personnes absentes et de leurs déclinaisons multiples : celles qui ont été invitées mais qui n’ont pas pu venir, celles qui l’ont été mais n’ont pas voulu venir; sans compter celles qui, passant inaperçues, n’ont pas été invitées, et celles qui ne l’ont pas été car on pensait qu’elles n’avaient pas leur place ?
Peut-on partir du principe que l’art sonore est une discipline post-disciplinaire ? Dans l’affirmative, celle-ci peut-elle dès le départ intégrer sa propre cessation dans sa définition même ?
Ou l’interdisciplinarité est-elle le descripteur le plus exact des communautés hétéroclites dont nous sommes issu.e.s, et donc notre seul point de ralliement possible ?
Ou devrions-nous tout simplement renoncer au mot « discipline » et plutôt nous rassembler autour de la notion d’interconnectivité utilisée par Timothy Morton pour caractériser la pensée écologique[4] ?
Et tant qu’à y être, devrions-nous aussi considérer son appel à une ouverture radicale[5] ?
Les quatre paragraphes précédents semblent-ils rendre l’(art) sonore superflu ? Ou est-il possible qu’il soit si intégral qu’il ne doive pas être singularisé ? Aussi, se pourrait-il qu’il se porte bien tout seul et n’ait pas besoin de notre constante revendication ?
Si on part du principe que l’art sonore s’inscrit dans la rubrique de ce qu’on appelait avant les nouveaux médias, alors quelle est sa position par rapport aux multiples apparitions du mot « nouveau » dans la proposition suivante de Chantal Mouffe : « L’objectif des pratiques artistiques devrait être de favoriser le développement de ces nouvelles relations sociales rendues possibles par la transformation du processus de travail. Leur tâche principale est la production de nouvelles subjectivités et l’élaboration de mondes nouveaux. Ce qu’il faut dans la situation actuelle, c’est un élargissement du champ de l’intervention artistique, avec des artistes qui travaillent dans une multiplicité d’espaces sociaux en dehors des institutions traditionnelles pour s’opposer au programme de mobilisation sociale totale du capitalisme ». [6]
Alors que nouveaux médias peut sans doute être l’appellation désuète (au lieu de l’expression communément admise, mais sans valeur descriptive, d’arts médiatiques), ne devrions-nous pas néanmoins évaluer notre capacité à participer à ces changements vers le nouveau (sans négliger notre complicité à favoriser la récupération) ?
La prédilection pour le nouveau peut-elle être soutenue plutôt que passagère ?
Comment célébrer les étapes progressives tout en reconnaissant que nous sommes des kilomètres en arrière ?
L’une de ces étapes peut-elle être simplement un pas dans la direction vers laquelle Félix Guattari, dans « Free Form Radio », la théorise : « Les langages du désir… inventent de nouveaux moyens et ont une tendance inéluctable à mener directement à l’action; ils commencent par « toucher », en faisant rire, en provoquant, puis ils donnent envie de « s’approcher », s’approcher de ceux qui parlent et des enjeux qui les concernent ».[7]
Ou bien cette approche est-elle déjà trop surdéterminée et risque-t-on par conséquence de canaliser nos espoirs et nos désirs dans un programme stérile ?
Pouvons-nous supplanter la perception d’inadéquation et d’infériorité que nous pouvons avoir envers nos activités et leur manque de reconnaissance supposé, et la remplacer par une véritable hâte de continuer à faire ce que nous faisons actuellement ?
Devrions-nous simplement accepter que la distribution et la diffusion, même entre nous, sont tristement déficientes et donc éclatées, sporadiques et par conséquent amnésiques ?
Sommes-nous satisfaits de conclure par cette série de questions polémiques délibérément épineuses plutôt que par un plan d’action ?
Notre plan devrait-il se limiter à affiner les questions existantes et à en formuler d’autres ?
Ou devrions-nous renoncer aux questions et nous plonger dans toutes les tentatives fortuites et expérimentations provisoires que nous pouvons imaginer ?
[1] Lauren Berlant, Cruel Optimism (Duke University Press, 2011) p. 226, traduction libre.
[2] Max Neuhaus, »Sound Art? » a été publié pour la première fois comme introduction à l’exposition Volume: Bed of Sound, P. S. 1 Contemporary Art Center, New York, juillet 2000. Cité dans de nombreuses sources. Texte en ligne : max-neuhaus.info/bibliographie.
[3] Robert Sember (Ultra-red), “Strong People Don’t Need Strong Leaders: Intentionality, Accountability, and Pedagogy” dans What Now? The Politics of Listening, ed. Anne Barlow (London, GB : Black Dog Publishing, 2016) p. 71.
[4] Timothy Morton, The Ecological Thought (Harvard University Press, 2010) p. 7.
[5] Morton, p. 15. La reconstitution de la généalogie des appels à une « ouverture radicale » dépasse la portée de ce texte, mais on peut bien sûr commencer par bell hooks, par exemple avec le chapitre “Choosing the Margin as a Space of Radical Openness” de son livre Yearnings: Race, Gender and Cultural Politics (Boston, MA : South End Press, 1990).
[6] Chantal Mouffe, Agonistics: Thinking The World Globally (London, GB : Verso, 2013) p. 87. Italiques ajoutés.
[7] Félix Guattari, « Popular Free Radio » dans Radiotext(e), édité par Neil Strauss (New York, NY : Semiotext(e), 1993) p. 87. Italiques ajoutés.
Christof Migone est artiste, commissaire et écrivain. Il a joué et exposé sur la scène internationale. Il a coédité Writing Aloud: The Sonics of Language (2001) et Volumes (2015); ses écrits ont été publiés dans Aural Cultures, S:ON, Experimental Sound & Radio, Radio Rethink, Semiotext(e), Performance Research, etc. Un livre compilant ses écrits sur l’art sonore, Sonic Somatic: Performances of the Unsound Body a été publié en 2012. Il vit à Toronto et est professeur adjoint au Département des arts visuels de l’Université Western à London, en Ontario.
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